17
Le chef de la sécurité était debout devant son prisonnier et l’étudiait un peu comme un sculpteur aurait examiné une œuvre en chantier. Satisfait du travail déjà effectué et intensément conscient des efforts qui l’attendaient. Il y avait encore beaucoup à faire, mais il se promit de ne pas se tromper.
Sky Haussmann et le saboteur étaient seuls. La salle de torture était dans une annexe reculée, quasiment oubliée du vaisseau, accessible seulement par une ligne de chemin de fer que tout le monde croyait désaffectée. C’était Sky lui-même qui avait équipé la pièce et les salles environnantes, y installant l’énergie et la chaleur en pompant les circuits de fluides lymphatiques du vaisseau. Un audit détaillé de la consommation d’air et d’énergie aurait pu, théoriquement, révéler l’existence de la pièce, mais comme cela aurait touché à des problèmes de sécurité, la chose aurait été aussitôt portée à la connaissance de Sky. Ce qui ne s’était pas produit. Et il doutait que ça arrive jamais.
Le prisonnier était ancré au mur, bras et jambes écartés, et environné de machines. Des sondes neurales plongeaient dans son crâne, réalisant l’interface avec les implants de contrôle et de commande logés dans son cerveau. Ces implants étaient ridiculement grossiers, même selon les critères chimériques, mais ils jouaient leur rôle. Ils étaient principalement situés dans les régions du lobe temporal associées aux expériences religieuses profondes. On savait depuis longtemps que les épileptiques avaient l’impression de frôler le divin quand une activité électrique intense parcourait ces régions. Les implants ne faisaient que soumettre le saboteur à des versions édulcorées, contrôlables, de ces pulsions religieuses. C’était probablement comme ça que ses anciens maîtres le contrôlaient, et qu’il s’était aveuglément soumis à leurs désirs.
Sky le contrôlait à présent via les mêmes circuits liés à la dévotion.
— Tu sais que personne ne parle plus jamais de toi ? commença Sky.
Le saboteur lui offrit des croissants d’yeux injectés de sang sous des paupières lourdes.
— Hein ?
— Tout se passe comme si le bâtiment avait décidé d’oublier que tu as seulement existé. Alors, quel effet ça fait de disparaître de la mémoire collective ?
— Vous vous souvenez de moi.
— Oui. Et lui aussi, fit Sky avec un mouvement de menton en direction de la pâle forme aérodynamique qui planait à l’autre bout de la pièce, enchâssée dans des parois de verre glauque. Mais en disant ça, on ne dit pas grand-chose, hein ? N’exister que dans l’esprit de ses tortionnaires… ?
— C’est mieux que rien.
— Certains ont des soupçons, évidemment, dit-il en pensant à Constanza, la seule véritable ombre au tableau. Ou du moins ils en avaient, quand il leur arrivait encore de penser à l’affaire. Après tout, tu as tué mon père. Ce qui me donne bien le droit, moralement, de te torturer, non ?
— Je n’ai pas tué…
— Oh si ! fit Sky avec un sourire.
Il était debout devant le panneau de commande qui lui permettait de communiquer avec les implants du saboteur, et il jouait distraitement avec les boutons noirs massifs et les cadrans analogiques. Il l’avait assemblé lui-même, avec des composants récupérés un peu partout dans le vaisseau. Il l’appelait sa Boîte à Dieu. Et c’était exactement ça, en fin de compte : une machine qui lui permettait de faire entrer Dieu dans la tête du tueur. Au départ, il l’utilisait uniquement pour lui infliger des souffrances, mais à partir du moment où il eut brisé sa personnalité, il commença à la reconstruire en fonction de son propre idéal, grâce à des doses contrôlées d’ecstasy neural. Pour le moment, seul un infime courant traversait le lobe temporal de l’homme, et dans cet état de neutralité ses sentiments envers Sky étaient plus proches de l’agnosticisme que de la crainte.
— J’ai oublié ce que j’ai fait, répondit l’homme.
— Ça, j’imagine. Dois-je te le rappeler ?
Le saboteur secoua la tête.
— Il se peut que j’aie tué votre père. Mais il aura bien fallu que quelqu’un m’en donne les moyens. Quelqu’un a dû abolir mes inhibitions et laisser ce couteau près de mon lit…
— Un scalpel. Pas un couteau. Une arme beaucoup plus fine.
— Vous êtes bien placé pour le savoir, bien sûr.
Sky tourna l’un des boutons noirs de quelques crans et regarda frémir les aiguilles sur les cadrans.
— Pourquoi t’aurais-je donné les moyens de tuer mon propre père ? Il aurait fallu que je sois fou.
— Il était mourant, de toute façon. Vous le détestiez pour ce qu’il vous avait fait.
— Et comment le saurais-tu ?
— Vous me l’avez dit, Sky.
Ce qui était parfaitement possible, évidemment. Il était amusant de pousser l’homme au désespoir, à la limite de la terreur absolue, puis de le soulager. Il pouvait faire ça avec la machine si ça lui chantait, ou rien qu’en déballant des instruments chirurgicaux et en les montrant au prisonnier.
— Il ne m’a rien fait qui m’aurait poussé à le haïr.
— Non ? Ce n’est pas ce que vous disiez, répondit l’autre avec son accent subtilement archaïque. Vous étiez fils d’immortels, après tout. Si Titus ne s’en était pas mêlé, s’il ne vous avait pas volé à eux, vous seriez encore en train de dormir avec les autres passagers. Au lieu de ça, vous avez passé des années de votre vie dans cet endroit misérable, à vieillir, à risquer la mort tous les jours, sans jamais savoir avec certitude si vous arriveriez au Bout du Voyage. Et si Titus s’était trompé, lui aussi ? Et si vous n’étiez pas immortel ? Vous ne le sauriez pas avant des années.
Sky tourna encore le bouton et regarda la lèvre inférieure du saboteur trembler sous l’effet des premiers signes évidents de l’extase religieuse.
— Tu trouves que je fais mon âge ?
— Non… Mais ça pourrait être génétique.
— Je vais courir le risque. J’aurais pu te torturer, tu sais, ajouta-t-il en tournant encore le bouton d’un cran.
— Aah… Je sais. Oh, Dieu ! Je le sais !
— Mais j’ai choisi de ne pas le faire. Fais-tu, en cet instant, l’expérience d’un sentiment religieux d’une intensité raisonnable ?
— Oui. J’ai l’impression d’être en présence de quelque chose… quelque chose… aahh… Jésus ! Je ne peux plus parler…
Le visage de l’homme se crispa d’une façon inhumaine. Aux os de son crâne avaient été greffés vingt muscles faciaux additionnels, capables de modifier radicalement son apparence en cas de besoin. Sky supposa qu’ils lui avaient trafiqué le visage pour le glisser à bord du vaisseau à la place de l’homme qui aurait dû occuper son caisson de cryosomnie. En cet instant, il contrefaisait le visage de Sky, ses muscles artificiels se contractant involontairement pour adopter cette nouvelle configuration.
— C’est trop beau…
— Tu vois des lumières éblouissantes ?
— Je ne peux pas parler…
Sky tourna encore un peu le bouton, presque jusqu’à la butée. L’aiguille des cadrans analogiques entrait dans le rouge. Et comme la graduation était logarithmique, le dernier degré pouvait marquer la différence entre un sentiment de spiritualité intense et une vision absolue du ciel et de l’enfer. Il n’avait encore jamais fait franchir ce stade au prisonnier, et il n’était pas tout à fait sûr de vouloir prendre ce risque.
Il s’écarta de la machine et se rapprocha du saboteur. Derrière lui, Fliss, le dauphin, s’ébroua dans son réservoir, des ondes d’anticipation courant le long de son corps. L’homme bavait. Il avait perdu tout contrôle sur son corps. Son visage avait fondu, ses muscles étaient lamentablement atones. Sky prit la tête de l’homme dans ses mains et l’obligea à le regarder. Il sentit un léger picotement dans ses doigts, à cause du courant qui parcourait le crâne de l’homme. Ils restèrent un moment les yeux dans les yeux, mais c’en était trop pour le saboteur. Il devait avoir l’impression de voir Dieu, pensa Sky. Pas nécessairement l’expérience la plus agréable qui soit, même s’il éprouvait une véritable extase religieuse.
— Écoute-moi, murmura Sky. Non, n’essaie pas de répondre. Écoute-moi, c’est tout. J’aurais pu te tuer, mais je ne l’ai pas fait. J’ai décidé de l’épargner. J’ai décidé de faire preuve de compassion. Tu sais ce que ça fait de moi ? Quelqu’un de compatissant. Je veux que tu t’en souviennes, mais je veux aussi que tu te rappelles autre chose. Je peux être aussi jaloux…
C’est alors que le bracelet de Sky tinta. C’était celui qu’il avait hérité de son père lorsqu’il avait assumé le poste de responsable de la sécurité. Il étouffa un juron, lâcha la tête du prisonnier qui retomba mollement, et il prit l’appel en prenant garde à tourner le dos au prisonnier.
— Haussmann ? Vous êtes là ?
C’était le vieux Balcazar. Sky eut un sourire et fit un effort sur lui-même pour avoir l’air franchement professionnel.
— Je suis là, capitaine. Que puis-je faire pour vous ?
— Il est arrivé quelque chose, Haussmann. Quelque chose d’important. J’ai besoin que vous m’escortiez.
De sa main libre, Sky commença à baisser l’intensité du courant mais s’arrêta avant d’être arrivé à un niveau trop bas. Si le courant était complètement coupé, le prisonnier pourrait retrouver la faculté de parler. Il laisserait le courant branché pendant la communication.
— Vous escorter, capitaine ? En quel endroit du vaisseau ?
— Pas dans le vaisseau, Haussmann. À l’extérieur. Nous allons à bord du Palestine. Je veux que vous veniez avec moi. Ça ne vous pose pas de problème, j’espère ?
— Je serai dans la soute-parking dans une demi-heure, capitaine.
— Vous y serez dans un quart d’heure, Haussmann, et vous aurez fait préparer une navette pour que nous puissions partir tout de suite. (Le capitaine ménagea une pause et conclut :) Ici le capitaine. Je coupe.
Sky resta un moment planté là, à regarder son bracelet, même après que l’image du capitaine eut disparu du minuscule écran. Il se demandait ce qui se passait. C’était plus ou moins la guerre froide entre les quatre bâtiments, et le genre d’excursion prévue par Balcazar était devenue extrêmement rare, généralement programmée des jours à l’avance, en s’attachant à en prévoir minutieusement le moindre détail. Tout officier allant d’un bâtiment à l’autre devait normalement être accompagné d’une escorte sécurisée. Mais Balcazar ne l’avait prévenu qu’un quart d’heure à l’avance, et il n’avait entendu aucune rumeur avant son appel.
Un quart d’heure – dont il avait déjà perdu une minute au moins à tergiverser. Il rabattit résolument le poignet de sa tunique et s’apprêta à quitter la pièce. Il sortait lorsqu’il se rappela que le prisonnier était toujours connecté à la Boîte à Dieu, en pleine extase électrique.
Fliss s’ébroua de plus belle.
Sky retourna auprès de la machine et modifia les réglages de façon à transférer sur le dauphin le contrôle du courant électrique stimulant. Les tremblements de Fliss devinrent frénétiques. Son corps heurtait les parois du réservoir, l’enveloppant d’un brouillard tumultueux de bulles. Les implants logés dans le crâne du dauphin communiquaient désormais avec la machine. Il avait le pouvoir de faire hurler le prisonnier de souffrance, ou de le faire hoqueter dans les spasmes de la joie.
Avec Fliss, c’était généralement la première chose qui se produisait.
Bien avant de le voir, il entendit la respiration sifflante du vieil homme qui traversait la soute, toutes articulations craquantes. Les deux infirmiers du capitaine, Valdivia et Rengo, le suivaient à distance respectueuse, tête basse, scrutant ses signes vitaux sur les appareils qu’ils tenaient à la main. À voir leur air préoccupé, on aurait dit que le vieillard n’avait plus que quelques minutes à vivre. Mais Sky ne croyait pas exagérément au trépas imminent du capitaine : ils faisaient cette tête-là depuis des années, et en réalité ce n’était qu’une façade, une attitude professionnelle soigneusement entretenue. Valdivia et Rengo devaient donner à tout le monde l’impression que le capitaine était quasiment à l’article de la mort, faute de quoi ils auraient dû mettre au service de quelqu’un d’autre leurs compétences médicales plus qu’approximatives.
Cela dit, Balcazar n’était pas de la prime jeunesse. Le vieil homme était sanglé dans son uniforme, mais, dessous, il avait le torse enserré dans un corset médical qui lui faisait comme un bréchet proéminent de chapon à l’engraissement. L’effet était accentué par la façon dont ses gros cheveux gris fer, épais, étaient coiffés et par le regard soupçonneux de ses yeux noirs, écartés. Balcazar était de loin le plus vieux membre de l’équipage. Titus n’était pas né qu’il commandait déjà un bâtiment, et s’il était parfaitement clair que son esprit avait jadis été un piège aux mâchoires d’acier, qui avait fait traverser avec une habileté glacée d’innombrables crises mineures à son équipage, il était tout aussi clair que ces jours étaient depuis longtemps révolus ; le piège était à présent une parodie rouillée de lui-même. On parlait ouvertement de son infirmité, et on disait en privé qu’il n’avait plus toute sa tête, et qu’il ferait bien de transmettre les rênes du pouvoir à la nouvelle génération, à un jeune capitaine qui serait dans la force de l’âge quand la Flottille arriverait à destination. Si on attendait trop longtemps, disait-on, ce nouveau capitaine n’aurait pas eu le temps d’acquérir la légitimité nécessaire lorsque ces moments, forcément délicats, se présenteraient.
Il y avait eu des votes de censure et non de confiance, et on parlait de retraite forcée pour raisons médicales – pas de véritable mutinerie, bien sûr –, mais le vieux salopard tenait bon. Et pourtant sa position n’avait jamais été plus fragile qu’aujourd’hui. Ses plus dévoués amis avaient commencé à mourir. Titus Haussmann, que Sky ne pouvait encore tout à fait cesser de considérer comme son père, était du nombre. Perdre Titus avait été un rude coup pour le capitaine. Il s’était longtemps reposé sur lui pour ses conseils stratégiques et son jugement du moral de l’équipage. On aurait dit qu’il n’avait pu se faire à la perte de son confident et qu’il était trop content de laisser Sky assumer le rôle de Titus. Le fait que Sky ait été bombardé chef de la sécurité n’était qu’un aspect de l’affaire. Le capitaine l’appelait parfois Titus et non Sky. Celui-ci avait d’abord pensé que c’était un lapsus sans importance, mais après réflexion, c’était beaucoup plus préoccupant que ça. Le capitaine avait pété un fusible, comme on disait familièrement. Les événements se mélangeaient dans sa tête, les événements récents passaient fugitivement devant des fenêtres de clarté. Ce n’était assurément pas la meilleure façon de commander un bâtiment.
Sky avait décidé qu’il fallait y remédier.
— Nous allons l’accompagner, évidemment, murmura l’un des infirmiers.
L’homme, Valdivia, ressemblait tellement à l’autre, Rengo, qu’ils auraient pu être frères. Ils avaient tous les deux les cheveux blancs, presque ras, et un front sillonné de rides qui leur donnait un air perpétuellement inquiet.
— Et vous allez faire ça comment ? répondit Sky. La seule navette disponible n’a que deux places.
Il indiqua l’appareil qui se trouvait le plus près d’eux, garé sur sa palette de transport. D’autres vaisseaux plus gros étaient rangés alentour, mais soit ils étaient manifestement en cours de révision, soit il leur manquait une pièce ou une autre. Ça faisait partie de la détérioration générale des services ; d’un bout à l’autre du bâtiment, des choses qui avaient été conçues pour durer tout le temps de la mission tombaient prématurément en panne. Le problème n’aurait pas été si grave si les différents vaisseaux de la Flottille avaient pu échanger pièces et compétences, mais c’était impensable dans le climat actuel.
— Combien de temps faudrait-il pour rafistoler l’un des plus gros ? demanda Valdivia.
— Une demi-journée, en mettant les choses au mieux, répondit Sky.
Balcazar avait dû saisir une partie de l’échange, parce qu’il marmonna :
— Il n’y aura pas de putain de délai, Haussmann.
— Vous voyez ?
Rengo fit un bond en avant.
— Alors, capitaine, puis-je me permettre ?
C’était chaque fois le même rituel. Balcazar poussa un soupir excédé. L’un des infirmiers déboutonna sa tunique, révélant la surface luisante du carcan médical qui vibrait et cliquetait comme un élément d’un système de climatisation dont un clapet aurait été endommagé. Des douzaines de voyants et de cadrans étaient ménagés dans le corset. Des fenêtres révélaient des vaisseaux sanguins pulsatiles. Rengo introduisit dans diverses ouvertures une sonde de son système de diagnostic portatif, et regarda les chiffres qui défilaient sur un écran en hochant lentement la tête, et en faisant parfois la moue.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Sky.
— Dès son retour, je veux le voir à la clinique pour un check-up complet, décréta Rengo.
— Le pouls est un peu filant, ajouta Valdivia.
— Il tiendra. Je vais augmenter la dose de tranquillisant. (Rengo tapota sur le clavier de son système de diagnostic.) Il risque d’être un peu somnolent à l’aller, Sky. Ne laissez pas ces salauds l’énerver, sur l’autre bâtiment, d’accord ? Et ramenez-le ici au moindre signe de tension.
— Comptez sur moi.
Sky aida le capitaine, qui piquait déjà du nez, à s’installer dans la navette à deux places. Les plus gros appareils n’étaient évidemment pas tous hors service. Mais des personnes présentes, seul Sky avait les compétences techniques nécessaires pour s’en rendre compte.
Le départ fut sans histoire. Ils entrèrent dans le sas de décollage, les clips d’amarrage se déconnectèrent, et la navette décrivit une courbe qui l’éloigna du Santiago, des décharges de poussée la propulsant vers sa destination : le Palestine. Le capitaine était assis devant lui, son reflet dans la vitre du cockpit évoquant le portrait officiel d’un despote octogénaire d’un autre siècle. Sky s’attendait à ce qu’il s’endorme, mais il avait l’air assez éveillé. Il lâchait une phrase ampoulée, entrecoupée de quintes de toux, se taisait quelques minutes et recommençait.
— Khan était un bougre de crétin téméraire, vous savez… N’aurait jamais dû rester aux commandes après les soulèvements, en 15… Si j’avais pu agir à ma guise, ce putain de sacré bonhomme aurait fini le voyage congelé. Ou largué dans l’espace… Déjà, la perte de masse leur aurait fourni le petit plus qu’ils recherchaient au niveau de la décélération…
— Vraiment, capitaine ?
— Pas au sens propre du terme, espèce d’abruti ! Combien ça pèse, un homme ? Un dix-millionième de la masse d’un bâtiment comme ça ? Putain, quelle différence ça aurait pu faire ?
— Pas beaucoup, capitaine.
— Non, hein ! L’ennui, avec vous, Titus, c’est que vous prenez tout ce que je dis au pied de la lettre. Comme un putain de scribe qui serait pendu à mes lèvres, la plume en suspens au-dessus du parchemin !
— Je ne suis pas Titus, capitaine. Titus, c’était mon père.
— Comment ? grinça Balcazar en braquant sur lui un regard soupçonneux. Oh, et puis à quoi bon ? Allez au diable !
En réalité, Balcazar était dans un de ses bons jours. Il n’avait pas dérapé dans un délire sans fond. Ça aurait pu être bien pire. Il pouvait être aussi poétiquement abscons qu’un sphinx, quand ça le prenait. Il y avait peut-être eu, à un moment donné, un contexte dans lequel même ses sorties les plus ahurissantes auraient pu avoir un sens, mais pour Sky, ce n’étaient que des délires de vieillard sénile à l’agonie. Ça le laissait froid. Balcazar invitait rarement à répliquer quand il était en mode soliloque. Si Sky lui avait vraiment répondu, ou pire, s’il avait osé discuter un détail infime, insignifiant, du flux verbal de Balcazar, le choc aurait probablement provoqué chez lui plusieurs défaillances organiques, malgré le tranquillisant que Rengo lui avait administré.
Ce qui aurait été providentiel, se dit Sky.
Au bout de quelques minutes, il dit :
— Maintenant, capitaine, je suppose que vous pouvez me dire de quoi il s’agit.
— Bien sûr, Titus. Bien sûr.
Aussi placidement que s’ils étaient deux amis se remémorant le bon vieux temps en sirotant des pisco sours, le capitaine lui annonça qu’ils allaient assister à un conclave des responsables de la Flottille. Le premier depuis bien des années. Il avait été provoqué par l’arrivée imprévue d’une émulation technique envoyée par le système de Sol. En d’autres termes, un message du pays natal contenant des plans détaillés. C’était le genre d’événement extérieur qui réussissait encore à insuffler à la Flottille un semblant d’unité, malgré l’ambiance de guerre froide. C’était le genre d’envoi qui avait peut-être provoqué l’anéantissement de l’Islamabad, quand Sky était tout petit. Personne ne pouvait encore dire si Khan avait décidé de tremper ses lèvres dans ce calice empoisonné, ou si l’accident résultait simplement d’une sorte de caprice cosmique maléfique. Ce qu’ils avaient reçu, cette fois, était la promesse d’un accroissement de puissance des moteurs, à condition qu’ils procèdent à quelques modifications mineures de la topologie de confinement magnétique. C’était parfaitement sûr, disait le message – ça avait été testé un nombre incalculable de fois sur Terre, avec des répliques des moteurs de la Flottille. Le risque d’erreur était véritablement négligeable à condition de prendre certaines précautions élémentaires…
Dans le même temps, un autre message était arrivé.
Un message disant : Ne faites pas ça. C’est un piège.
Le second message ne disait pas pourquoi on aurait pu vouloir les piéger, mais peu importait : il introduisait un doute suffisant pour conférer à ce conclave un frisson de tension rigoureusement nouveau.
Ils se retrouvèrent enfin en contact visuel avec le Palestine, où se tenait le conclave. Un essaim de navettes convergeait vers le bâtiment, amenant les officiers supérieurs des autres vaisseaux. Le choix du lieu de réunion s’était effectué en toute hâte, mais pas sans difficulté. Pourtant, le choix du Palestine s’imposait. Dans toutes les guerres, froides ou non, se disait Sky, les participants avaient toujours intérêt à s’entendre sur un terrain neutre, que ce soit pour négocier, échanger des espions ou – si tout le reste échouait – procéder à la démonstration préalable de nouvelles armes. Ce rôle avait été dévolu au Palestine.
— Vous pensez que c’est vraiment un piège, capitaine ? demanda Sky alors que Balcazar sortait vivant d’une de ses quintes de toux. Je veux dire pourquoi feraient-ils ça ?
— Pourquoi feraient-ils quoi ?
— Essayer de nous détruire, capitaine. En nous faisant parvenir des informations techniques fallacieuses. Qu’auraient-ils à y gagner, sur Terre ? C’est déjà étonnant qu’ils aient pris la peine de nous envoyer quelque chose…
— Justement. Ils n’auraient rien à gagner non plus à nous envoyer quelque chose d’utile, cracha Balcazar, comme si cette évidence était au-delà du méprisable. Et ce serait beaucoup plus fatigant que de nous envoyer quelque chose de dangereux. Vous ne comprenez pas ça, petit crétin ? Dieu nous ait tous en Sa sainte garde si un gars de votre génération assume jamais le commandement…
Il n’acheva pas sa pensée.
Sky attendit qu’il ait fini de tousser, puis que sa respiration sifflante se soit apaisée.
— Ils doivent quand même avoir une motivation…
— Pure malveillance.
Sky savait qu’il s’aventurait en terrain dangereux, mais il tint bon :
— La malveillance pourrait tout aussi bien résider dans le message nous avertissant de ne pas appliquer les modifications.
— C’est ça, et vous, vous seriez prêt à risquer quatre mille vies pour vérifier la validité de cette lamentable et puérile hypothèse, hein ?
— Ce n’est pas à moi qu’incombe la responsabilité de prendre cette décision, capitaine, lui rappela Sky. Tout ce que je dis, c’est que je ne vous envie pas.
— Et qu’est-ce que vous y connaissez, à la responsabilité, espèce de petit couillon insolent ?
Petit, pour le moment, pensa Sky. Mais un jour… un jour pas trop éloigné, ça pourrait peut-être changer. Il jugea préférable de s’abstenir de répondre. Un silence relatif, troublé par les borborygmes cardiovasculaires du vieillard.
Ce qui n’empêchait pas Sky de réfléchir intensément. À une remarque de Balcazar. Il avait dit qu’il aurait mieux valu balancer le mort dans l’espace plutôt que de l’emmener jusqu’au monde de destination. C’était le bon sens même, quand il y réfléchissait.
Chaque kilogramme transporté par le vaisseau à la vitesse de croisière interstellaire devrait être décéléré. La masse des vaisseaux frôlait le million de tonnes – dix millions de fois la masse d’un homme, comme le disait très justement Balcazar. Sky savait que d’après les lois de la physique newtonienne, c’était on ne peut plus simple : à puissance de moteurs constante, diminuer la masse du bâtiment permettrait d’accroître d’autant son taux de décélération.
Une diminution de la masse d’un pour dix millions, ce n’était pas grand-chose… mais qui disait qu’il faudrait se contenter de la masse d’un seul homme ?
Sky réfléchissait à tous les passagers morts que le Santiago transportait : tous ces dormeurs médicalement hors d’état d’être réveillés. Seul le sentimentalisme humain justifiait qu’on les emmène à Journey’s End. De même, d’ailleurs, que l’énorme et pesante machinerie qui les maintenait en hibernation. Elle pourrait être aussi larguée dans l’espace. En y réfléchissant, il commençait à se dire qu’il ne serait pas impossible de gagner des tonnes sur la masse du vaisseau. Présentée comme ça, l’idée paraissait séduisante. Le gain ne serait même pas d’un pour mille. Mais… qui pouvait dire que d’autres dormeurs ne périraient pas au cours des années à venir ? Un millier de choses pouvaient aller de travers.
La cryosomnie n’était pas une technique de tout repos…
— Bon, Titus, nous ferions peut-être mieux d’attendre et de voir venir, reprit le capitaine, l’arrachant à ses pensées. Ce ne serait pas une si mauvaise approche, hein ?
— Attendre et voir venir, capitaine ?
Il avait soudain retrouvé une froide clarté, mais Sky savait qu’elle pouvait s’estomper aussi vite qu’elle était réapparue.
— Oui. Attendre et voir ce qu’ils vont faire, je veux dire. Ils ont forcément aussi reçu le message, vous comprenez. Ils ont évidemment débattu de la conduite à tenir, mais ils n’ont pu en parler avec aucun d’entre nous.
Le capitaine avait l’air assez lucide, mais Sky avait du mal à le suivre. Pour ne pas le lui faire sentir, il dit :
— Il y a longtemps que vous n’avez pas parlé d’eux, hein ?
— Évidemment. On ne passe pas son temps à papoter, Titus, vous devriez le savoir mieux que personne. Les paroles coulent les navires, et tout ce genre de chose. Ou les font découvrir.
— Découvrir, capitaine ?
— Eh bien, nous savons tous que nos amis, sur les trois autres bâtiments, ne semblent même pas au courant de leur existence. Nous avons infiltré des espions au plus haut niveau sur les autres bâtiments, et il n’en a jamais été question.
— Pouvons-nous en être vraiment sûrs, capitaine ?
— Oh, je crois, Titus.
— Vraiment, capitaine ?
— Évidemment ; vous avez collé l’oreille aux portes, sur le Santiago, non ? Vous savez que l’équipage est au courant de la rumeur du sixième bâtiment, même si la plupart n’y accordent pas foi.
Sky masqua sa surprise du mieux qu’il put.
— Pour la plupart d’entre eux, le sixième vaisseau n’est qu’un mythe, capitaine.
— Et nous avons intérêt à ce que ça reste comme ça. Mais nous, nous savons à quoi nous en tenir.
C’était donc vrai, se dit Sky. Après tout ce temps, cette maudite chose existe bel et bien. Au moins dans l’esprit de Balcazar.
Et le capitaine semblait parler comme si Titus avait été dans le secret, lui aussi. Et comme le sixième vaisseau constituait un problème de sécurité potentiel – peu importait qu’on en sache très peu à son sujet –, il était parfaitement possible que ç’ait été le cas. Mais Titus était mort avant d’avoir pu passer cette information à son successeur.
Sky pensa à Norquinco, son ami du temps où il faisait circuler les trains. Norquinco croyait mordicus à l’existence du sixième vaisseau. Et Gomez n’avait pas été très difficile à convaincre, lui non plus. Il y avait plus d’un an qu’il n’avait parlé à aucun des deux, mais Sky les imaginait là, tout de suite, il les voyait hocher la tête en silence, se délectant de le voir obligé d’avaler cette vérité ; cette chose contre laquelle il s’était élevé avec une telle véhémence. Il n’avait guère pris le temps de réfléchir à cette question depuis leur conversation dans le train, mais il essaya de se rappeler ce que Norquinco leur avait raconté.
— La plupart des membres de l’équipage qui accordent foi à la rumeur, dit-il, pensent que tout le monde est mort à bord du sixième bâtiment… qu’il se contente de dériver derrière nous…
— Ce qui montre bien qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Il est invisible, certes – pas de lumières, aucun signe de présence humaine –, mais il se pourrait que ce soit un subterfuge ; que son équipage soit encore en vie, et le manœuvre en douce. Nous ne pouvons évidemment pas savoir ce qui les motive, et nous ignorons encore ce qui s’est passé en réalité.
— Ce serait bon à savoir. Surtout maintenant.
Sky s’interrompit et prit ce qu’il savait être un risque majeur :
— Étant donné la gravité de la situation actuelle, avec ce message technique de la Terre, y a-t-il quelque chose que je devrais savoir à propos du sixième vaisseau – quelque chose qui pourrait nous aider à prendre les bonnes décisions ?
À son immense soulagement, le capitaine secoua la tête sans arrière-pensée.
— Vous avez vu tout ce que j’ai vu, Titus. Nous ne savons vraiment rien de plus. J’ai peur que ces rumeurs ne résument l’étendue de nos connaissances.
— Une expédition réglerait le problème.
— Comme vous ne vous lassez jamais de me le dire. Mais envisagez les risques : certes, il est juste dans le rayon d’action de nos navettes. À une demi-seconde-lumière derrière nous, la dernière fois que nous avons effectué un relevé radar précis, mais il a pu se trouver plus près, à un moment donné. Tout serait encore plus simple si nous pouvions refaire le plein d’énergie en arrivant là-bas. Mais… et s’ils ne veulent pas de visites ? Ils ont maintenu l’illusion de non-existence pendant plus d’une génération. Il se pourrait qu’ils soient prêts à se battre pour la préserver.
— À moins qu’ils ne soient morts. Certains, à bord, pensent que nous les avons attaqués et effacés des archives.
Le capitaine haussa les épaules.
— C’est peut-être ce qui s’est passé. Si on pouvait effacer un crime comme ça, on le ferait. Pas vous ? Enfin, il aurait pu y avoir des survivants qui auraient choisi de la jouer profil bas afin de nous réserver la surprise plus tard, au cours du voyage.
— Vous pensez que ce message de la Terre pourrait suffire à leur faire rompre le silence ?
— Peut-être. Si ça les encourage à jouer avec leur moteur à antimatière, et si le message est vraiment un piège…
— Ils vont illuminer la moitié du ciel.
Le capitaine eut un ricanement, un son cruel qui sembla donner le signal de l’endormissement. Il passa le reste du voyage à dormir, et le trajet se déroula sans autre incident, mais les idées tournaient à toute vitesse dans la tête de Sky. Il essayait de digérer ce qu’il avait appris. Chaque fois qu’il se le répétait, ça lui faisait l’effet d’une gifle ; la punition pour avoir douté, présomptueux qu’il était, de Norquinco et des autres, qui eux y croyaient. Le sixième vaisseau existait bel et bien. Ce putain de sixième vaisseau existait…
Et ça, potentiellement, ça pouvait tout changer.